fleaux galerie 1
Les elfes et les autres races peuplant les terres d’Arran n’ont pas toujours été maîtres de leur destin. Autrefois, il existait des créatures pour lesquelles même les plus puissants de leurs ancêtres n’étaient que des fourmis. Certains les nommaient les monstres, les géants ou les titans, et les considéraient comme des dieux. Ils étaient sans doute tout cela, et bien plus encore. En eux vibraient les forces primordiales du monde. Nul ne sait comment ils ont pris vie. Enfants de l’eau, de la terre, de l’air, de la nuit, des étoiles, sans doute venus avec les premiers orages qui ont fertilisé les terres d’Arran, nés de la boue originelle, ils portaient en eux une puissance sans égale, celle de la première magie. Des légendes apparues avant l’invention de l’écriture racontent que les plus forts d’entre eux dévorèrent les plus faibles afin de s’approprier leur puissance et leur territoire. Les monstres se battirent jusqu’à ce qu’une poignée d’entre eux se partagent le monde.
Puis le temps usa leurs instincts primaires et leur fit découvrir l’ennui. Ils finirent alors par s’endormir. Le monde les oublia… jusqu’à ce qu’ils se réveillent un jour. Ils arpentèrent alors des contrées changées par les races qui avaient grandi durant leur absence. Elfes, hommes, orcs et nains avaient bâti des empires et s’étaient répandus partout comme une peste. Les géants découvrirent des cités plus hautes qu’eux, des ports insensibles aux plus fortes marées, des routes balafrant les bois et la terre qui était la leur… et ils prirent ombrage de ces outrages. Ils détruisirent les édifices, les balayant sur leur chemin comme de vulgaires jouets, et ils dévorèrent tous ceux qui tentaient de les combattre. Ceux qui se prosternèrent à leurs pieds subirent le même sort. Les géants, bien qu’ils fussent peu nombreux, commirent des ravages sans précédent. Plongeant tous les peuples du monde dans la hantise constante de voir d’immenses silhouettes masquer l’éclat du soleil, ces géants héritèrent du nom de Fléaux.
Des mois durant, ils détruisirent tout sur leur passage. Les terres d’Arran connurent parfois quelques semaines d’accalmie, sans que l’on entendît parler de tragédies provoquées par les géants, mais partout, l’avenir resta plus noir que la plus longue des nuits. De pauvres âmes prièrent les Fléaux, leur sacrifièrent des bêtes et parfois des êtres chers dans l’espoir d’apaiser leur silencieuse furie. D’autres se donnèrent la mort ou fuirent les cités encore intactes. Les moindres grottes, les plus petites îles reculées devinrent des refuges. Ce que les peuples d’Arran appelaient civilisation s’effondra. Seuls les elfes continuèrent à croire que l’avenir restait à écrire. Sous l’égide des elfes blancs qui vivaient alors sur tous les continents, les elfes de tous les horizons se rassemblèrent. Les plus sages et les plus puissants tinrent conseil, comme les orcs, les nains et les hommes. Les elfes avaient eux aussi beaucoup perdu depuis le réveil des Fléaux, mais ils ne regarderaient pas le monde disparaître sans se battre pour lui. Ils comptaient disputer le futur aux géants.
Finalement les elfes n’ont pas combattu les géants. Ils n’en avaient pas le pouvoir. Ils n’auraient même jamais réussi à les piéger sans la mère des Fléaux. Quand elle s’est réveillée en même temps que les autres géants, la bête, ainsi qu’on l’appelait autrefois, a goûté aux âmes des races nouvelles qui avaient peuplé les terres d’Arran durant son absence. Elle a vu en eux les graines d’un monde nouveau, des graines qu’il fallait laisser pousser. Et elle les a pris en pitié. Elle a alors envoyé une de ses fées noires aux elfes pour les aider, pour leur dévoiler le monde Noir et les conduire jusqu’au gouffre qui liait sa réalité à la nôtre. Elle leur apparut alors sous sa forme la plus rassurante, celle que possédait son âme dans ces ténèbres sans vie. En gage de paix, elle laissa son corps monumental de l’autre côté du gouffre, à la merci de tous les elfes qui savaient désormais où la trouver sans défense. Puis elle partagea sa magie avec ceux qu’elle avait invités à la rejoindre. Elle leur transmit un savoir nouveau et leur inspira la seule idée qui pourrait mettre leur monde à l’abri des autres Fléaux. Elle avait beau être plus forte que ses congénères, elle ne l’était pas assez pour tous les vaincre. Elle devait les piéger avec l’aide des elfes. Elle reprit possession de son corps et, à la fois dans le gouffre et le monde Noir, elle aida les elfes à bâtir un édifice souterrain dont chaque pierre fut scellée par sa soie et leur magie commune. Puis ils tissèrent une toile dont chaque pouce fut ensorcelé et dressèrent deux immenses rochers au pied du gouffre : les pans d’une porte dans lesquels les cinq elfes qui avaient voyagé les premiers dans le monde Noir firent couler leur sang et leur magie. La mère des Fléaux déposa des milliers d’œufs de fées noires de l’autre côté de la porte afin que ses enfants en gardent l’entrée, puis elle invita les autres Fléaux à venir rêver avec elle dans leur monde Noir. Elle piégea alors leurs âmes, une par une, dans un puit. Et à chacune de ses captures, les cinq elfes, nommés les Alyanas, multiplièrent les sorts solidifiant le nœud, faisant office de clé de voûte au piège tissé par leur alliée.
Quand toutes les âmes des géants furent enfermées, la mère des Fléaux réunit son enveloppe physique et son âme puis entra à son tour dans le monde Noir. Les Alyanas et elle se sacrifièrent alors. Ils refermèrent la porte. Séparant ainsi le monde Noir des terres d’Arran pour toujours, ils se résolurent à passer le reste de leur existence dans les ténèbres.